Variations et fugue sur un thème de Jean-Sébastien Bach, op. 81
Au piano, l’immense András Schiff
On était jeunot quand on lut son nom pour la première fois dans un opuscule où, au chapitre des post-romantiques, une partie s’intitulait Brahms et Reger. Pas vieux, mais au jugement sévère que seule l’adolescence autorise, on virait définitivement l’auteur dans la catégorie des ânes bâtés d’ainsi classer Brahms dans les post-romantiques. On pense toujours la même chose et a oublié le nom de l’ignorant. Cependant nos jugements sont désormais (parfois) plus mesurés.
Néanmoins il nous fallut en avoir le cœur net et on fit vite sa visite hebdomadaire à la discothèque de Biarritz, qui était alors à Javalquinto, où on trouva une œuvre ou deux de Max Reger : pas vraiment notre genre. On lut aussi un peu sur lui et en resta là pour… 45 ans !
La curiosité youtubesque aidant, on alla récemment regarder ses Variations et Fugue sur un Thème de Bach. Le thème, emprunté à l’introduction de l’aria pour soprano, alto et hautbois d’amour de la Cantate 128, est ici, à 8:25.

Heureusement, nous avons la partition. Elle permet de découvrir l’ingéniosité, l’énormité, j’allais dire l’outrance de l’écriture de Max Reger, à partir d’un thème simple et doux. Surtout, nous avons l’un des plus extraordinaires pianistes de ce temps, Sir András Schiff. Déjà dans Bach il est unique, maître parmi les maîtres. Écoutez ses Suites françaises ou ses « petites anglaises », ici : elles sont merveilleuses.

Revenons à Max Reger et à l’op. 81 : écoutez bien le thème, seul, andante, quitte à y revenir. Écoutez bien comme il en fait ressortir admirablement les parties que l’on distingue parfaitement. La partition aide à les suivre, si besoin. Cet homme a un sens inné de la polyphonie et fait ressortir toutes les finesses du contrepoint. On entend et suit toutes les lignes. Reger le traite comme un quasi choral. L’écriture est d’une grande précision, tout est écrit, les liaisons complexes qui nous ramènent au thème ou à un motif secondaire, y compris les liaisons pour les notes tenues. La dernière mesure de la 1ère variation, l’istesso tempo, en est exemplaire ; 1ère variation qui varie à peine sans complexifier. Reger commence juste à resserrer le rythme. Les premières variations sont assez progressives jusqu’à la fin de la 3e, Grave assai à 5:13, qui annonce que quelque chose va se passer dès la 4e, vivace à 8:43, très difficile avec ses contretemps, et dont la fin est d’une précision et d’une délicatesse rythmique extraordinaires.

On ne peut discourir plus loin sans la mettre déjà in extenso, ce serait vous faire languir : la voici.
Et ça va se gâter… Reger part ensuite dans un délire pianistique qui ira croissant jusqu’à la fin de la fugue, d’une énorme difficulté d’abord. Ensuite, grâce au chromatisme et aux notes étrangères, il va user jusqu’à la corde de toutes les ressources de l’harmonie tonale. Malgré l’écriture abominablement complexe, particulièrement de la double fugue, on reste toujours dans un cadre analysable tonalement : c’est un tour de force considérable. On comprend dès lors pourquoi les successeurs de compositeurs comme lui n’osèrent plus écrire dans la tonalité. Curieusement, Schönberg admirait Max Reger ; comme Bach et Brahms mais pour d’autres raisons sans doute : peut-être Bach comme le maître absolu, Brahms comme son continuateur de génie et Reger comme son assassin ? Reger presse la tonalité jusqu’à lui faire rendre la dernière goutte du dernier jus de son dernier pépin ! Et tout est noté, la moindre nuance, la moindre liaison, tout. Vous remarquerez dans la variation 9, à 16:13, Grave e sempre molto espresivo, les petites notes appoggiatures, parfois liées parfois répétées, ce qui est particulièrement troublant. Quant à la suivante, poco vivace à 18:54, on ne sait même plus où est le temps tellement les accentuations sont décalées. La 13, vivace à 13:18, est démoniaque car, en plus, le pianiste doit être d’une particulière finesse, ce que, heureusement et merveilleusement, András Shiff est.


La double fugue, à 25:52, est parfaitement dans les canons formels. Harmoniquement, c’est autre chose. Ecoutez la délicatesse de ce premier sujet et de sa réponse ! Ensuite, c’est parti : à la grâce de Dieu…! « À certains moments ils doivent s’y mettre à plusieurs », me dit Clément. Écoutez et regardez : c’est absolument prodigieux. András Schiff y est pour beaucoup, évidemment, dont la technique ne semble même pas mise à l’épreuve, plusieurs doigts de la même main (à moins évidemment qu’il n’en ait quatre) réussissant à nous faire entendre et différencier toutes les parties de la fugue.
C’est absolument prodigieux, très intéressant et très beau, y compris le dessin extraordinaire de la partition écrite ! Tout cela vaut à la fois le coup d’oreille et le coup d’œil.

Allez, c’est reparti pour 34 minutes. Bonnes enceintes nécessaires.
La photo de Sir András Schiff et les extraits de l’œuvre sont des captures d’écran Youtube.
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