Deux sublimes récitals de piano

Heureusement y a-t-il des gens entreprenants qui savent réussir de grandes choses. Ainsi en est-il de Catherine d’Argoubet qui cultive avec bonheur et depuis plusieurs décennies les Grands Interprètes qu’elle invite à la Halle aux Grains de Toulouse
On aurait du mal à faire croire que Paul Arnaud Péjouan est plus jeune dans l’aventure. Néanmoins, oui, son Esprit du Piano à l’Auditorium de Bordeaux n’affiche qu’une grosse dizaine d’années.
Les deux villes n’étant qu’à quelques tours de roues de nous sur autoroute, on aurait tort de se priver d’événements de référence dans le paysage musical hexagonal.

Krystian Zimerman remercie son public
Halle aux Grains, 9 octobre 2021

Les deux artistes ont quelques points en commun. Le premier est qu’ils sont rares sur les scènes françaises, choisissant avec soin les lieux où ils poseront leur piano. Et en voici un deuxième : ils sont extrêmement attentifs à l’instrument sur lequel ils jouent. Krystian Zimerman se promène dans son camion avec son assistant et accordeur, Steinway et claviers à l’arrière, de manière à choisir le son de l’instrument et éventuellement changer le programme au dernier moment en fonction de l’acoustique de la salle. C’est ainsi qu’on le vit arpenter les rangées de la Gare du Midi il y a quelques années, testant les sonorités et désignant le clavier au son plus approprié à la salle Atalaya. Cette année-là, Krystian Zimerman donna cinq concerts en Europe : Madrid, Biarritz, Paris, Bruxelles et Londres ; excusez du peu. On vint spécialement de Toulouse, Genève et Paris pour ce bonheur unique de l’écouter. 
Le 9 octobre dernier, le grand Zimerman avait réservé à la Halle aux Grains un programme royal.

Sir András Schiff, lui, n’hésite pas à faire venir son propre Bösendorfer de Berlin si nécessaire. Et ça l’est souvent. Je n’ai jamais compris pourquoi cet interprète incomparable avait eu si longtemps une carrière discrète en France alors que rien ne lui échappe de tout le répertoire du XVIII au XXe siècle. Il y est magistral, son jeu et ses sonorités peuvent être d’une grande profondeur comme d’une infinie délicatesse. Je l’avais déjà longuement évoqué ici.

Ensuite, il y a cette intelligence du programme, fonction du lieu, de son acoustique et de l’humeur du moment. Ainsi arrive-t-il aux Grands Interprètes de n’afficher les œuvres de Zimerman sur leur site internet qu’après le concert : heureuse et agréable manière de marquer l’événement. Et le concert d’octobre en fut un : « une sonate en si mineur de Chopin d’anthologie », tweeta avec raison Thierry d’Argoubet le lendemain. La même sonate qu’il avait jouée à Biarritz en 2005 et qu’avait saluée une semblable unanime standing ovation, précédée d’un long moment de parfait silence, un de ces moments où les frissons tiennent encore le poil dressé sur la peau, un long moment où plus personne n’ose respirer.

Et les op. 117 de Brahms, donc ! Probablement les plus belles notes jamais écrites pour le piano : rares sont ceux qui les comprennent dans leur haute et puissante noblesse.

Y a-t-il plus simple ?


À Bordeaux, samedi 20 novembre1, Sir András Schiff avait annoncé deux Bach qu’encadreraient deux sonates de Schubert jouées sur son Bösendorfer. À l’entrée de l’auditorium, trois sonates de Schubert étaient affichées. Un micro posé à côté du tabouret et un superbe Steinway du cru, indiquèrent qu’il n’en serait rien. En effet, à peine installé joua-t-il une invention de Bach. Celle-là a en commun avec le premier op. 117 de Brahms, que l’exécution des notes y est à la portée d’un élève de deuxième année. En revanche, arriver au bout de leur interprétation demande des décennies de réflexion et de travail sur le texte.  « Le texte, le texte, revenez toujours au texte ! » nous répétait sans cesse notre maître en musique ancienne, Marielle Popin.
« Ces artistes sont capables de manier des concepts difficiles, mais reviennent à un état primal de simplicité en étant enrichis de l’acquis intellectuel de leur parcours » m’écrivit cet autre grand pianiste Hüseyin Sermet.

Sir András eut raison de se laisser aller à Steinway : l’instrument était superbe et, chose rare, accordé avec une grande finesse, à l’oreille et non par ce petit appareil qui mesure les fréquences et nous rend l’instrument faux : notre oreille n’est pas une machine !

Mais tout ça n’est qu’anecdotique ; ils sont des géants du piano, on le sait. La rareté des concerts, la technique à toute épreuve, on n’en parle même pas. Le jeu époustouflant, les détails au sens premier inouïs, tout cela n’est que la cause : la conséquence, l’essentiel est difficilement explicable. Ce qui se passe entre chacun d’eux et son spectateur, quand le premier prend le deuxième par la main pour l’emmener où il n’imaginait même pas, est trop intime pour être exprimé ; quand pendant une heure trente, et même deux heures trente pour András Schiff samedi, un homme semblant être vous ou moi a cette mystérieuse capacité de vous faire progresser dans la compréhension de vous-même et du monde, par la grâce de simples notes qu’un génie humain a disposées sur une feuille de papier. Le génie de la musique réside dans le fait qu’elle est totalement abstraite et s’exonère de tout objet hors elle-même. C’est en cela qu’elle est universelle : non qu’elle traverse les frontières ni dépasse les langages,  non : elle transcende l’univers de la pensée. 

Quand Krystian Zimerman ou András Schiff pose le premier doigt sur la première note du piano, c’est cette magie-là, unique, qui opère. Au prix parfois d’un souffle ou d’un murmure de l’auditeur déjà happé : il sent que les minutes qu’il vit seront de beauté pure. 

Les photos étant interdites pendant le concert, ce cliché n’a jamais été fait le 20 novembre 2021 à l’auditorium de Bordeaux

Sir András Schiff explique au public : « Je vais jouer trois sonates viennoises en si bémol, en commençant par Mozart puis Schubert, en faisant toutes les reprises : quand un compositeur comme Schubert marque des reprises, ça oblige le pauvre interprète à les faire » : quarante-cinq minutes de sonate de Schubert pendant lesquelles notre esprit vagabonde, ailleurs, entre nous-même et… où… ? Quelque part. Puis, en début de deuxième partie : « La troisième sonate en si bémol sera de Beethoven, l’op. 106, Hammerklavier, qui se termine par une fugue très difficile. Je vais essayer de bien la jouer ». Coquetterie d’artiste, certes, mais quel ravissement d’entendre cela !

Hüseyin Sermet, me fit un jour cette confidence sur ses doutes qui n’a jamais quitté ma mémoire : « L’interprète n’a pas à jeter à la sagacité de son auditoire des problèmes sans y apporter de solution. L’art de l’interprète est d’expliquer ». 

1 Le lecteur attentif aura noté que l’auteur de ces lignes eut à faire un choix horrible : Schiff ou les All Blacks ? Heureusement, le replay l’attendait au retour ! Schiff ou Ntamack ? ai-je failli écrire : à chacun ses fulgurances.

Pour en savoir plus : Toulouse, Les Grands Interprètes & Bordeaux, L’Esprit du Piano.

Et, tout de même, après avoir écrit, il faut entendre, un peu. Ni Zimerman ni Schiff, mais l’op. 117 par le maître incomparable du piano brahmsien, Julius Katchen (1926-1969). Ils sont rares, disais-je, à rendre à ces quelques notes l’hommage qui leur revient, à sentir la magie et la densité sublimes de Brahms, à la limite du supportable : Katchen, Lupu, Zimerman, Schiff, Angelich. Guère d’autres.

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